En témoignant, Alexandra Lange « a voulu montrer le calvaire que vivent des femmes comme [elle]. Dénoncer le silence de ceux qui savent mais se taisent. Et répondre à ceux qui se demandent pourquoi une femme battue a tant de mal à quitter son tortionnaire ».
Son livre relate l’histoire et le procès de cette mère de quatre enfants, jugée pour le meurtre de son mari. En 2009, elle a tué son conjoint, Marcelio, d’un coup de couteau, après des années de violences conjugales subies. « Le soir du 18 juin 2009, mon mari avait battu violemment notre fille aînée, Séphora, dix ans à l’époque. Il s’en prenait de plus en plus souvent aux enfants et je ne le supportais plus. Quand tous ont été couchés, je l’ai défié : ‘je veux divorcer’. Il s’est jeté sur moi, il m’étranglait. Nous étions dans la cuisine, j’ai pu saisir un couteau ».
LES MARECAGES DE LA VIOLENCE ET L’EMPRISE QUI S’INSTALLE
Page après page, Alexandra Lange nous livre le récit de sa relation avec Marcelio, de l’évolution vers la violence, de la mécanique de l’emprise qui s’est progressivement mise en place. « Il me promettait tellement monts et merveilles […] Comment n’ai-je rien vu venir ? Comment ai-je été assez naïve pour tomber dans ce piège si grossièrement tendu ? Cet homme que je ne connaissais pas quelques mois plus tôt avait parfaitement compris ce qu’il fallait dire pour me convaincre […] Au final je n’ai jamais vu se réaliser la moindre de ses promesses ».
Progressivement, elle se referme sur elle, physiquement et psychologiquement. « La violence conjugale est un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage : la capacité de discernement, la faculté de se révolter, le bon sens. C’est comme une maladie qui gagne chaque jour du terrain parce qu’on ne prend pas le temps de la soigner, occupé que l’on est à gérer le quotidien. Et de ce côté-là, j’étais servie ». Un chemin qui l’a menée tout droit dans les marécages de la violence « banalisée ».
Elle dépeint aussi la stratégie de son mari pour se positionner en victime auprès de certaines personnes : « Il ne choisissait pas ses interlocuteurs au hasard mais dans nos relations les plus proches et donc ceux qui étaient susceptibles de deviner ce qu’il me faisait endurer. Avec eux, comme avec moi : ses inventions avaient un but précis : se donner l’image d’une victime pour chasser celle du bourreau ». Cette stratégie d’auto- victimisation est fréquente chez les prédateurs : on les entend souvent dire « oh, je vais bientôt mourir »… « Moi qui suis si malade »… « tu sais bien, je n’en ai plus pour longtemps, mais tout le monde s’en moque… ». En endossant la position de victime, le prédateur, le bourreau, détourne les suspicions qui pourraient peser sur lui.
Alexandra Lange explique encore comment son mari la dénigre, faisant planer sur elle des « rumeurs » : « cela avait le double avantage de me rabaisser, mais aussi de le dédouaner de sa violence et pourquoi pas d’inspirer la pitié ».
Avec des mots justes, elle décrit l’emprise qu’elle subit au cours de ces 12 longues années, faites de souffrances physiques et psychologiques. « Je ne m’explique pas pourquoi je suis restée si longtemps. En retraçant maintenant chaque étape, chaque coup, chaque torture supplémentaire je commence à comprendre le mécanisme de cet engrenage infernal. De là à comprendre comment j’ai pu me laisser entraîner dans cette spirale, il me faudra sans doute encore quelques années. Quand je me retourne sur ce passé, je suis effarée par ce que j’ai pu accepter. Impuissance, naïveté, bêtise, faiblesse, candeur, lâcheté. Le fait est que pendant toutes ces années je me suis laissé « manipuler ». De gré ou de force. Et je n’ai pas vu venir cette domination. […] Je sais seulement aujourd’hui l’emprise que cet homme a peu à peu exercée sur mon corps et mon esprit. Et j’ai compris une chose : plus le cauchemar durait, plus son emprise sur moi était grande et … Plus le cauchemar pouvait durer longtemps. »
LE PIEGE DE L’EMPRISE
Son témoignage aide à comprendre ce qui peut empêcher une femme battue de partir. Le piège de l’espoir que les choses s’améliorent. Que « l’Autre » change enfin. L’isolement social qui s’installe au fil des mois réduisant ainsi les chances de trouver de l’aide extérieure. « La violence conjugale dresse un mur invisible contre ce que le couple vit dans son intimité et ce qu’il vit à l’extérieur. »
Elle nous montre la peur qui l’emmure dans le sentiment d’impuissance. La peur du quotidien, mais aussi la peur de l’inconnu : partir est une chose : mais pour aller où ? Comment ? Avec qui ? Auprès de qui ?
« J’aurais pu aller frapper à la porte des centres d’accueil ou foyers d’hébergement, me dira-t-on. Ou encore me présenter dans un commissariat. Sauf qu’à ce stade de mon histoire je ne croyais plus en « ces gens-là ». J’avais été signalée, interrogée, sans que rien ne se passe. Je me sentais seule, abandonnée, désemparée. J’avais le sentiment que personne n’était en mesure de comprendre ce que je vivais, et pis encore, j’avais fini par croire que ma situation n’était pas suffisamment inquiétante pour qu’elle mérite qu’on s’y intéresse : la désinvolture des gendarmes quand ils avaient constaté mon œuf de pigeon sur mon arcade sourcilière sans que cela les préoccupe avait fait beaucoup de dégâts de ce côté-là ».
Lors des rares visites d’assistantes sociales à leur domicile, « Lui » se montrait le plus affable possible, voire mielleux, et affirmait que tout allait bien dans le meilleur des mondes. « En me recroquevillant sur moi-même je me suis enlisée dans ce cauchemar ; J’avais perdu la force de me rebeller : à force de l’entendre hurler que j’étais « bonne à rien » sans doute ai-je fini par le croire ».
Elle dépeint bien ce qui se passe chez la victime, qui perd son identité, et vit de plus en plus dans un monde raréfié, privé d’oxygène. Elle perd ses ressources intellectuelles et son bon sens. Elle est la proie du discours de son bourreau et finit par adhérer à tout propos qui la dévalorise. Elle n’arrive même plus à imaginer qu’il peut exister une solution, qu’il puisse y avoir pour elle une autre vie ailleurs. La victime est convaincue qu’elle n’est bonne à rien, et s’enlise dans les marécages de la honte.
Si une personne de son entourage lui suggère de partir, elle s’en sent incapable : « Je savais bien que c’était l’unique solution. Je n’avais pas besoin de ce conseil j’avais besoin d’aide pour réussir à fuir. Il aurait fallu que quelqu’un me prenne par le bras, là je n’aurais pas résisté. Je ne pouvais pas avoir la force de le faire toute seule ». Et plus tard, lorsqu’elle passe un an et demi en détention préventive, elle raconte : « Toutes celles et ceux qui sont venus me voir en prison m’ont dit au moins une fois que j’aurais dû partir «avant ». Chacun avait sa formule… il aurait fallu faire ceci ou cela… Mais personne n’a dit « Moi non plus je n’ai rien fait… Pardon je me doutais bien mais je n’ai rien osé dire… ».
Elle s’interroge aussi sur la façon dont son histoire personnelle a influencé le fait qu’elle ait été incapable de se protéger face à son bourreau : « En aurait-il été autrement si je m’étais sentie aimée et protégée par ma mère ? Je le crois hélas ». C’est un autre moment douloureux du procès : la seule personne qui ne la défend pas, et au contraire « l’enfonce », est sa propre mère. « Je l’ai écoutée me « charger » avec une douloureuse stupéfaction. Je ne pouvais pas comprendre comment une femme pouvait abattre son enfant ainsi ».
ACQUITTEE
Dans son récit courageux, elle nous rappelle à quel point la vie peut basculer grâce à des rencontres : « des gens qui vous tendent la main ou qui vous sourient simplement ». Comment avec l’aide de belles personnes, elle a pu commencer à se reconstruire au jour le jour : « Il faut tout réapprendre quand on devient une femme indépendante après des années d’emprise ». Elle parle aussi de « franchir le mur de mes hontes »… Elle nous fait partager sa rencontre avec deux avocates, « grandes professionnelles au regard protecteur ».
Durant le procès, l’avocat général Luc Frémiot, qui représente les intérêts de la société, et dont on aurait donc attendu qu’il requière une condamnation, a au contraire soutenu l’accusée. En demandant au jury l’acquittement de la femme battue, il a été admirable : «Mettez-vous à sa place, je vous le demande ! Je vous en implore ! Vous devez le faire, c’est aussi ça, être juge ! Mais mince, c’est à cause de nous que vous êtes là. Nous sommes en train de vous juger mais nous n’avons pas été foutus de vous aider ! Alexandra Lange a toujours été seule. Elle a toujours été seule. Moi aujourd’hui je ne veux pas la laisser seule ! Et je suis là à ses côtés ! Madame Lange, vous n’avez rien à faire dans cette salle d’assises et c’est la société qui vous parle ! Acquittez-la ! Acquittez-la ! »
Le 23 mars 2012, Alexandra Lange a été acquittée par la cour d’appel de Douai. Elle est la première Française à avoir été acquittée après avoir assassiné son mari qui la battait. Cet acquittement pourrait, espérons-le, faire modifier les textes de loi actuellement en vigueur en France définissant la légitime défense.
VERS UNE EVOLUTION DE LA LEGISLATION ?
La postface du livre, écrite par les deux avocates Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini, apporte des précisions claires sur la situation juridique actuelle. Aujourd’hui en France, pour que la légitime défense soit retenue, il faut :
– qu’il y ait eu agression
– que l’acte de riposte soit commandé par la nécessité de défendre sa vie ou celle d’autrui.
– qu’il y ait une proportionnalité entre les deux actes.
Ce qui est nommé « la présomption de légitime défense » n’existe pas encore en France dans les affaires d’homicides conjugaux, et dans un contexte de violences répétées. En revanche elle existe au Canada depuis plus de 20 ans, suite à une affaire d’homicide conjugale qui a donné naissance à l’arrêt Lavallée. Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini expliquent : « Pendant le procès pour meurtre de Mme Lavallée, un psychiatre spécialisé dans le traitement des femmes battues a déclaré que la terreur que son compagnon exerçait sur elle l’avait plongée dans un sentiment de vulnérabilité et qu’elle se sentait dévalorisée et piégée dans une relation, dont, malgré la violence, elle ne réussissait pas à sortir. Il a également déclaré que la violence permanente dont elle faisait l’objet constituait une menace pour sa vie et qu’elle avait utilisé une arme à feu en désespoir de cause, estimant que son compagnon avait l’intention de la tuer. »
« Lorsque, chaque jour de la vie d’une femme, une menace de mort quasi permanente place au-dessus de sa tête, alors on peut estimer que l’état de légitime défense est permanent. »
Luc Frémiot a écrit un livre aux éditions Michel Lafon : « Je vous laisse juges… ». Il y écrit : « La Justice n’est pas cette divinité dont chacun se réclame à moins qu’il ne l’implore, selon la place qu’il occupe dans le prétoire […] Certes le coupable doit être puni, la victime reconnue, les droits de la défense assurés et l’ordre public garanti. Mais la réalité est un peu plus complexe ». Comme le souligne à juste titre la présentation de l’éditeur, c’est « un livre brillant mais sans effets de manches, qui nous fait réfléchir sur la société et cette humanité dont nous faisons partie ».
QUELLES SUITES ?
Le livre « Acquittée » a été adapté dans un téléfilm diffusé début 2015 sur TF1. L’Emprise, avec Odile Vuillemin, et Marc Lavoine, éblouissant dans le rôle de Luc Frémiot, a connu un très grand succès, d’audience et critique. Espérons qu’il contribue à faire évoluer la situation et l’aide aux victimes.
PREVENIR ET DENONCER
Si l’on ne peut qu’espérer que les violences répétées subies par ces victimes de violences conjugales soient prises en compte par la justice lorsque de tels drames se produisent, n’oublions pas que la prévention devrait se jouer bien avant. Souhaitons que les victimes puissent trouver une issue avant l’irréparable – qu’elles subiront, ou bien plus rarement qu’elles commettront.
C’est notre rôle à chacun et chacune de dénoncer, de ne pas rester dans le silence lorsque nous soupçonnons une violence. C’est notre rôle à tous. Des personnes telles que Maîtres Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini , et Luc Frémiot nous le crient : « ces violences, il faut les dénoncer ».
« Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal mais par ceux qui les regardent sans rien faire » disait Albert Einstein.