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Dans notre précédent article, nous avons exploré la pleine conscience selon Ellen Langer, non pas comme une simple pratique méditative, mais comme un moyen d’être pleinement présent au monde en observant activement notre environnement. Aujourd’hui, cette capacité d’attention et d’observation s’affaisse de plus en plus sous l’influence silencieuse de nos écrans.

Dans une société où chaque notification et chaque réseau social sont conçus pour capter notre attention, des gestes autrefois anodins – vérifier un message pendant un repas, faire défiler un fil d’actualité machinalement – sont devenus des réflexes. À quel moment cessons-nous d’être réellement présents à notre propre vie ?

Dans les cafés, les transports, lors des repas, l’omniprésence des écrans a transformé nos interactions. Une mère fixe son téléphone sans voir son enfant jouer, un couple dîne en silence, absorbé par leurs notifications. Ces scènes sont devenues si courantes qu’elles passent inaperçues.

Mais cette hyperconnexion ne se contente pas d’accaparer notre attention. Elle fragilise notre discernement, modifie nos comportements et façonne insidieusement notre manière de penser. Que se passe-t-il réellement dans nos cerveaux et nos interactions ? Comment retrouver notre liberté de choisir ?

Cet article s’appuie sur les travaux de chercheurs comme Jonathan Haidt, Cal Newport, Andrew Huberman et Ellen Langer, qui mettent en lumière l’impact de cette dépendance numérique sur nos vies. Il ne s’agit pas seulement du temps passé devant les écrans, mais de la manière dont ils influencent notre capacité à réfléchir librement.

Les chaînes invisibles : Quand nos écrans dictent nos vies

La question n’est plus de savoir si nous utilisons nos écrans, mais plutôt qui utilise qui ? Comme dans toute addiction subtile, nous avons l’illusion de décider alors que nos comportements sont régis par des mécanismes que nous ne percevons plus.

Il suffit d’observer une salle d’attente, une rame de métro ou même une réunion familiale : les visages sont penchés sur les écrans, les gestes sont machinalement répétés. Nous vérifions nos messages avant même de nous en rendre compte, comme un réflexe devenu incontrôlable. Et pourtant, rares sont ceux qui ont consciemment décidé de passer autant de temps devant leur téléphone.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Quels mécanismes psychologiques et neurologiques expliquent cette dépendance insidieuse ?

Les stratégies cognitives qui nous enferment : Le biais de récompense variable, une addiction calquée sur les jeux d’argent

Nos applications fonctionnent sur le même principe que les machines à sous. Dans les années 1950, le psychologue B.F. Skinner a mis en évidence le concept de renforcement intermittent en étudiant le comportement des pigeons. Lorsqu’une récompense (de la nourriture) leur était donnée de manière aléatoire après avoir appuyé sur un levier, ils devenaient obsédés par l’action, appuyant frénétiquement dans l’espoir d’une gratification future.

Les concepteurs de nos téléphones appliquent exactement la même stratégie. Parfois, nous recevons un message excitant, un like sur une publication, une notification valorisante. Parfois, rien ne se passe. Ce caractère imprévisible est ce qui nous pousse à actualiser nos réseaux sociaux sans raison apparente, à vérifier compulsivement notre boîte mail ou à scroller sans fin sur Tik Tok ou Instagram.

Des études en neurobiologie montrent que ces récompenses activent le système dopaminergique du cerveau, le même circuit impliqué dans l’addiction aux drogues et aux jeux d’argent (Montague et al., 2004). Chaque notification, chaque like ou message imprévu déclenche une libération de dopamine, ce neurotransmetteur associé au plaisir et à la motivation. Mais comme avec les jeux de hasard, l’attrait ne vient pas seulement de la récompense elle-même, mais de son imprévisibilité : nous ne savons jamais si nous allons recevoir un message intéressant ou une notification anodine. Cette incertitude maintient notre cerveau en état d’alerte et nous pousse à vérifier encore et encore nos écrans, rendant la déconnexion de plus en plus difficile.

L’illusion du contrôle : qui décide vraiment ?

Nous aimons croire que nous maîtrisons notre usage du numérique, que nous pouvons nous arrêter à tout moment. Mais la réalité est tout autre.

Tristan Harris, ancien designer éthique chez Google et fondateur du Center for Humane Technology, explique que les interfaces de nos applications sont minutieusement conçues pour capter notre attention le plus longtemps possible. Le défilement infini des fils d’actualité (le scrolling), les vidéos qui s’enchaînent automatiquement, les notifications colorées… tout est pensé pour nous garder engagés (Harris, 2019).

C’est ce que l’on pourrait appeler une relation toxique numérique : nous croyons avoir le pouvoir, alors que nos comportements sont manipulés de l’extérieur.

Prenons l’exemple des algorithmes de recommandation sur YouTube ou Netflix : ils ne nous suggèrent pas forcément ce qui nous intéresserait le plus rationnellement, mais ce qui est susceptible de nous retenir le plus longtemps possible sur la plateforme. Un adolescent cherchant une simple vidéo sur la productivité peut se retrouver, des heures plus tard, à visionner des contenus polémiques ou complotistes, simplement parce que l’algorithme l’a conduit dans cette direction.

Nous ne consommons pas nos écrans de manière neutre : nous sommes guidés, influencés, parfois même enfermés dans des bulles de contenu qui façonnent notre vision du monde sans que nous en ayons conscience.

L’expérience de la solitude forcée : un véritable sevrage

Que se passe-t-il lorsque nous sommes privés de nos téléphones ?

Une expérience menée par Timothy Wilson et son équipe à l’université de Virginie (2014) a mis en évidence un paradoxe frappant. Les chercheurs ont demandé à des volontaires de rester seuls dans une pièce vide pendant 15 minutes, sans téléphone, livre ou toute autre distraction. Avant l’expérience, la plupart des participants étaient convaincus qu’ils préféraient passer du temps seuls avec leurs pensées plutôt que d’endurer une douleur physique.

Mais la réalité fut toute autre. Rapidement, l’ennui s’est installé. Sans rien pour occuper leur attention, certains ont ressenti un inconfort grandissant, au point de rechercher une stimulation, même négative. Dans une seconde phase de l’expérience, on leur a donné la possibilité de s’administrer une légère décharge électrique en appuyant sur un bouton. Cette même décharge leur avait été testée auparavant, et tous avaient déclaré qu’ils paieraient pour l’éviter. Pourtant, après quelques minutes d’ennui total, 67 % des hommes et 25 % des femmes ont préféré s’infliger ces décharges plutôt que de rester seuls avec eux-mêmes.

Ces résultats illustrent à quel point l’absence de stimulation peut être perçue comme une forme de souffrance. Ils montrent également à quel point notre cerveau moderne est conditionné à l’activité constante, au point de préférer une sensation désagréable à l’absence totale de stimulation.

Pourquoi ? Parce que nous avons perdu l’habitude de l’ennui, du silence et de l’introspection.

Cette incapacité à tolérer l’absence de stimulation immédiate est au cœur d’un phénomène alarmant que Jonathan Haidt met en lumière dans son livre La Génération Anxieuse (2024). Il montre que l’usage massif des écrans réduit cette capacité, pourtant essentielle au développement de l’attention et à la régulation émotionnelle.

Autrefois, l’ennui faisait partie intégrante de nos vies. Les trajets en voiture, les attentes à la caisse ou les repas en famille étaient des moments où notre esprit pouvait vagabonder, rêver, se poser des questions. Ces instants de vide permettaient à notre cerveau de se reposer, de structurer les informations et de renforcer notre capacité à nous concentrer. Aujourd’hui, dès qu’un moment de pause se présente, notre réflexe est de sortir notre téléphone.

Cette hyperstimulation permanente a un coût. Le cerveau fonctionne selon deux modes principaux : le mode focus, où nous concentrons notre attention sur une tâche, et le Default Mode Network (DMN), où notre esprit vagabonde, favorisant la créativité, la résolution de problèmes et la consolidation de la mémoire. Une étude menée par Killingsworth et Gilbert (2010) a révélé que ces moments de divagation étaient ceux où nous étions les plus heureux – à condition que ce vagabondage ne soit pas une rumination anxieuse, mais une réflexion libre. Or, l’omniprésence des écrans perturbe cette alternance naturelle entre attention focalisée et introspection.

Ce phénomène touche particulièrement les adolescents. Les recherches de Jean Twenge (2017), en accord avec celles de Haidt, montrent une corrélation inquiétante entre l’augmentation du temps d’écran chez les jeunes et l’augmentation des troubles anxieux et dépressifs. Les adolescents qui passent plusieurs heures par jour sur leur téléphone – souvent bien plus qu’ils ne le réalisent – sont deux fois plus susceptibles de développer des symptômes d’anxiété ou de dépression (Twenge et al., 2017 ; Haidt, 2024). Privés de moments de déconnexion, leur cerveau ne s’entraîne plus à gérer l’ennui ni à réguler ses émotions de manière autonome.

Mais ce phénomène n’affecte pas que les adolescents. Les adultes, eux aussi, subissent les effets de cette dépendance aux écrans, notamment sur leurs interactions sociales. Nous sommes physiquement présents, mais mentalement ailleurs, incapables d’être pleinement attentifs à l’instant ou à notre interlocuteur.

En d’autres termes, notre dépendance aux écrans ne se limite pas à une perte de temps : elle modifie en profondeur notre rapport au monde, à notre propre esprit et aux autres. Elle nous prive de cette précieuse capacité à être simplement là, à observer, à ressentir, à laisser nos pensées se structurer librement. Et cette absence d’espace mental ne nous rend pas seulement moins attentifs : elle nous rend plus vulnérables aux influences extérieures, moins capables d’exercer un regard critique sur ce qui nous entoure.

De plus, comme nous l’avons abordé dans un article précédent traitant de l’importance de l’obscurité, les écrans ont un impact négatif majeur sur la qualité de notre sommeil. Or, un sommeil perturbé affecte non seulement la concentration et l’humeur, mais favorise également le cercle vicieux de la fatigue et de la dépendance.

La dispersion de l’attention : un terreau fertile pour la manipulation

Si la dépendance aux écrans affecte notre bien-être émotionnel, elle transforme aussi profondément notre manière de penser et de prendre des décisions. Un cerveau constamment sollicité, qui passe d’un stimulus à l’autre, devient moins apte à la réflexion en profondeur et plus vulnérable aux influences extérieures.

Une attention fragmentée, une pensée affaiblie
À quand remonte la dernière fois où vous avez lu un article sans interruption ? Pour beaucoup, l’idée semble presque inconcevable. Imaginez : vous êtes plongé dans un article captivant, puis une notification WhatsApp s’affiche. « Juste une seconde », vous dites-vous en ouvrant le message. En répondant, vous découvrez une vidéo dans un groupe, que vous regardez par réflexe. Puis vous faites défiler Instagram, vérifiez vos e-mails, lisez quelques actualités… et voilà, vous avez perdu le fil. Vous relisez un paragraphe, essayez de vous souvenir où vous en étiez, parfois sans succès. Finalement, vous abandonnez l’article.

Cette dispersion mentale est familière à tous. Ce qui semblait être une pause rapide devient un détour bien plus long que prévu. Chaque interruption brise notre concentration et complique l’ancrage des nouvelles informations.

Les neurosciences sont formelles : l’exposition constante aux notifications et aux informations changeantes réduit notre capacité à maintenir une attention soutenue (Ophir, Nass & Wagner, 2009). Ce phénomène, connu sous le nom de multitâche numérique, ne nous rend pas plus efficaces ; au contraire, il entraîne une surcharge cognitive et une baisse des performances intellectuelles.

Une étude menée à Stanford (Ophir, Nass & Wagner, 2009) a divisé les participants en deux groupes :

  • Ceux qui pratiquaient constamment le multitâche numérique (jonglant entre mails, réseaux sociaux et vidéos),
  • Ceux qui privilégiaient une tâche à la fois.

Résultat ? Les multitâcheurs étaient moins capables de filtrer les distractions, de se concentrer sur une tâche et de passer efficacement d’une information à une autre. En résumé, plus nous nous habituons à la dispersion, plus il devient difficile de penser de manière claire et organisée.

L’impact sur la mémoire et la concentration
Daniel Levitin, dans The Organized Mind (2014), explique que notre cerveau n’est pas conçu pour absorber une quantité infinie d’informations simultanément. Lorsque nous sollicitons constamment notre attention, nous épuisons nos ressources cognitives et réduisons notre capacité à retenir des informations à long terme.

La difficulté à lire un livre en entier
De plus en plus de gens trouvent difficile de lire un livre du début à la fin. Ce qui était autrefois un plaisir devient une épreuve, avec la tentation constante de vérifier son téléphone. L’impatience grandit, et l’envie de stimulation immédiate prend le dessus, ce qui empêche de s’immerger pleinement dans un contenu en profondeur.

La perte de la patience cognitive
Cette fragmentation de l’attention altère notre capacité à tolérer l’ennui et nous pousse à rechercher des stimulations immédiates. Jonathan Haidt, explique que cette incapacité grandissante des jeunes (et des adultes !) à rester sans distraction affaiblit leur résilience mentale et leur capacité à structurer une pensée complexe et indépendante.

Un cerveau sursollicité devient plus manipulable
Un esprit constamment sollicité par des stimuli extérieurs a du mal à discerner ce qui est pertinent de ce qui ne l’est pas. Cette fragilité cognitive crée un terrain propice aux manipulations, qu’elles viennent du marketing, des réseaux sociaux, de discours idéologiques ou d’autres sources.

L’effet des interruptions numériques
Appliqué au numérique, cela signifie que plus nous sommes bombardés d’informations, plus nous avons tendance à réagir de manière automatique, sans prendre le temps de réfléchir. Cette impulsivité diminue notre capacité à structurer une pensée critique et à faire des choix réfléchis.

Jonathan Haidt et la génération hyper-connectée
Dans la « génération anxieuse » Haidt montre comment l’exposition constante aux notifications et aux informations a un impact majeur sur la pensée des jeunes, les rendant plus enclins à :

  • Adopter des opinions extrêmes,
  • Réagir émotionnellement plutôt qu’analytiquement,
  • Se laisser influencer par des tendances virales, sans recul critique.

Sur les réseaux sociaux, combien de personnes commentent sans avoir lu un article en entier ? Combien prennent position après avoir vu une vidéo, souvent sortie de son contexte ? Cette tendance à réagir sans réfléchir est précisément ce que les algorithmes encouragent.

La tyrannie des interruptions

Une concentration brisée en permanence
Chaque notification ou interruption nous éloigne de notre tâche. Une étude de l’Université de Californie à Irvine montre qu’il faut en moyenne 23 minutes et 15 secondes pour retrouver pleinement sa concentration après une interruption (Mark et al., 2008). Ainsi, une simple vérification de son téléphone ne nous coûte pas quelques secondes, mais près d’une demi-heure d’efficacité mentale perdue.

Un conditionnement qui érode notre pensée
Le professeur Théo Compernolle souligne que les Européens consultent leur smartphone entre 80 et 123 fois par jour, soit environ trois heures passées à basculer entre applications et distractions numériques (Compernolle, 2023). Chaque micro-interruption diminue notre capacité à maintenir une pensée prolongée et critique.

Cette réalité explique pourquoi tant de gens ressentent une fatigue mentale diffuse, une difficulté croissante à lire un livre en entier, et une impatience à l’idée de rester concentré trop longtemps sur une même tâche.

Ce phénomène n’est pas une faiblesse individuelle. C’est le résultat d’un conditionnement où chaque interruption nous déprogramme peu à peu de la concentration et du temps long.

L’attention captée : Les conséquences réelles d’une distraction permanente

Un danger bien réel : Les conséquences physiques et sécuritaires

Nos écrans ne nous distraient pas seulement de la concentration et de la réflexion profonde. Ils nous arrachent parfois au monde réel, avec des conséquences concrètes, parfois dramatiques, sur notre sécurité.

Le téléphone au volant : une distraction mortelle

L’utilisation du téléphone en conduisant est devenue l’une des premières causes d’accidents de la route. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le risque d’accident est multiplié par quatre lorsqu’on utilise un téléphone au volant. Une étude de l’Université de l’Utah a même révélé que cette distraction altère nos capacités cognitives à un degré équivalent à un taux d’alcoolémie de 0,8 g/L.
Dans une expérience menée par l’Institut National de la Sécurité Routière aux États-Unis, des conducteurs devaient réagir à des obstacles soudains. Ceux qui utilisaient leur téléphone avaient un temps de réaction allongé de plus d’une seconde — une différence suffisante pour provoquer un accident grave.

Le syndrome du « piéton zombie » : une attention détournée, un corps en danger

Les distractions ne concernent pas seulement les conducteurs. Dans nos rues, nous croisons chaque jour des silhouettes absorbées par leurs écrans, avançant d’un pas automatique, les yeux rivés sur leur téléphone, totalement coupées de leur environnement. Ce phénomène, surnommé le « syndrome du piéton zombie », transforme les rues en terrain miné. Ces piétons traversent sans regarder, frôlent les accidents, et parfois, ne réalisent même pas le danger auquel ils viennent d’échapper.
Ce qui est frappant, c’est que cette absence au monde extérieur modifie également leur perception des autres. Si vous heurtez l’un d’eux par accident, il arrive qu’il vous regarde avec irritation, comme si vous étiez l’intrus dans son espace – alors que c’est lui qui s’est enfermé dans une bulle virtuelle. Son écran redéfinit la réalité, et tout ce qui n’y est pas devient secondaire, voire invisible.

Face à ce phénomène inquiétant, certaines villes ont dû adapter leurs infrastructures. À New York, Tokyo, Séoul et Hong Kong, des signalisations lumineuses au sol ont été installées pour alerter ces piétons absorbés par leurs téléphones. D’autres endroits ont même testé des « zones piétons smartphone », où marcher en regardant son écran est autorisé sur des voies dédiées – une mesure qui en dit long sur notre incapacité croissante à lever les yeux.

Apprendre à regarder : un savoir en voie de disparition !

Ce phénomène ne touche pas seulement les adultes, il commence dès le plus jeune âge, modelant progressivement notre rapport au monde. Il suffit d’observer les rues : des parents poussant une poussette, un téléphone collé à l’oreille, inconscients du regard de leur enfant cherchant leur attention. D’autres marchent, main dans la main avec un petit, sans échanger un mot, absorbés par leur écran. Comment ces enfants peuvent-ils apprendre à observer, à s’émerveiller, si ceux qui devraient leur montrer la voie sont ailleurs ?

Ce n’est pas seulement une perte de lien humain, c’est une rupture avec l’apprentissage de la présence. Un enfant apprend en observant. Il suit du regard un oiseau qui s’envole, une feuille qui danse au vent. Mais quand le parent est plongé dans son téléphone, il ne réagit pas à ces moments, il ne les partage pas. L’enfant apprend alors que ces instants n’ont pas d’importance, que mieux vaut fixer un écran que lever les yeux.

Les chiens, témoins silencieux de notre absence

Ce phénomène affecte même notre lien avec nos animaux. En promenant ma chienne, je constate que de nombreux propriétaires marchent avec leurs chiens à leurs côtés, sans leur adresser un regard, une parole, ou un geste. Le chien, en quête d’interaction, reçoit un silence absorbé. On ne se promène plus avec son chien, on le traîne en scrollant.

Les études en éthologie montrent que la connexion entre un chien et son maître repose sur des échanges visuels et verbaux. Un chien qui ne reçoit plus ces signaux finit par cesser de chercher le contact, devenant lui aussi une présence fantomatique dans la vie de son maître. Le smartphone ne nous coupe pas seulement des humains, il nous éloigne même de nos compagnons les plus fidèles.

Une perte fondamentale

Ce que nous observons dans les rues, chez les adultes, les enfants et les animaux, n’est pas anodin. Nous perdons quelque chose de fondamental : notre capacité à être ici et maintenant. Et en perdant cette capacité, nous risquons de vivre de manière plus mécanique, suivant un itinéraire tracé, sans vraiment être présents.

La question qui se pose alors est : jusqu’où sommes-nous prêts à nous éloigner du monde réel avant de nous en apercevoir ? Mais au-delà du risque d’accident, ce manque d’attention modifie aussi profondément nos relations, car en perdant la capacité d’être présents, nous nous éloignons aussi de ceux qui nous entourent.

L’illusion de la connexion : Quand nos écrans nous isolent sans que nous en ayons conscience

Nous n’avons jamais été aussi connectés… et pourtant, la solitude n’a jamais été aussi pesante. Dans les cafés, les transports en commun, les salons familiaux, une scène se répète inlassablement : chacun plongé dans son écran, absorbé par une conversation virtuelle, un fil d’actualités, ou une vidéo qui capte toute son attention. Les silences, plutôt que d’être habités par des échanges, sont occupés par des regards fuyants vers une notification.

Mais cette hyperconnexion est trompeuse. Derrière ce sentiment de lien permanent se cache une réalité bien plus glaçante : plus nous passons de temps sur nos écrans, plus la qualité de nos relations réelles se dégrade.

Une déconnexion sociale paradoxale : quand la simple présence d’un téléphone suffit à creuser une distance

Imaginez un couple attablé dans un restaurant. La conversation se déroule, les regards se croisent, mais entre eux, un téléphone est posé sur la table, éteint. Aucun des deux ne l’utilise, mais sa simple présence altère la profondeur des échanges. Une étude menée par Przybylski et Weinstein (2012) a révélé que même un téléphone inactif peut réduire l’empathie entre les interlocuteurs. Il agit comme une distraction latente, une invitation implicite à être ailleurs. L’effet est encore plus marqué lorsque la conversation devient personnelle ou émotionnelle : les gens se livrent moins, par peur d’être interrompus.

Ce phénomène ne touche pas seulement les couples, mais aussi toutes nos interactions sociales. Qui n’a jamais ressenti cette frustration de parler à quelqu’un dont l’attention est partagée entre vous et son téléphone ?

Le phubbing : quand nos proches deviennent invisibles

Le phénomène a un nom : le phubbing (« phone snubbing », ignorer quelqu’un au profit de son téléphone). Il est devenu si courant que l’utilisation excessive des écrans figure désormais parmi les principales causes de tensions au sein des familles. McDaniel et Coyne (2016) ont montré que lorsqu’un parent est fréquemment distrait par son téléphone, cela entraîne une insatisfaction relationnelle accrue et des niveaux de détresse émotionnelle plus élevés chez les membres de la famille, notamment les enfants.

Le message implicite est puissant : « Ce que je regarde sur mon écran est plus important que toi, ici, maintenant. » Lorsqu’un parent est absorbé par son téléphone, l’enfant, en quête d’attention, perçoit un signal de désintérêt. Or, le regard parental est crucial pour la construction de l’estime de soi. Ignorer ce regard de manière répétée peut nourrir chez l’enfant un sentiment de vide affectif, voire d’inexistence.

Les adolescents : une génération plus connectée, mais plus seule que jamais

Jonathan Haidt et Jean Twenge ont mis en évidence un lien direct entre l’augmentation du temps passé sur les réseaux sociaux et l’explosion des troubles anxieux et dépressifs chez les adolescents. Pourtant, ces jeunes passent en moyenne 6 à 8 heures par jour devant un écran. Pourquoi cette solitude grandissante alors qu’ils sont en interaction constante ?

Parce que les réseaux sociaux ne remplacent pas les liens humains réels. Une conversation en ligne ne transmet pas la chaleur d’un sourire, l’énergie d’une présence, ni les nuances d’un regard. Le cerveau, privé de ces signaux essentiels, ressent un vide affectif qu’il tente de combler… par encore plus d’écran.

Dans une enquête menée par Twenge (2019), une corrélation inquiétante a été mise en lumière : plus les adolescents passent du temps sur leur téléphone, moins ils voient leurs amis en face-à-face. Ils sortent moins, se sentent moins à l’aise dans les interactions réelles et développent une perception biaisée des relations humaines. L’écran devient leur refuge, mais aussi leur prison.

Ce phénomène touche toutes les générations

On pourrait penser que ce phénomène concerne uniquement les jeunes, mais il touche en réalité toutes les générations. Dans les transports, dans les salles d’attente, au restaurant, les moments de solitude sont immédiatement comblés par une consultation rapide du téléphone. Nous avons perdu l’habitude de simplement être avec nous-mêmes, d’observer, de nous laisser porter par nos pensées, de tisser des liens spontanés avec ceux qui nous entourent.

Or, c’est précisément dans ces moments que naît l’authenticité des relations humaines. Se regarder dans les yeux, prendre le temps d’écouter sans interruption, partager un silence sans le combler par un écran… Voilà ce que nous sommes en train de perdre.

Reconnecter avec le monde réel : de petites habitudes à cultiver

Retrouver une relation saine avec la technologie ne consiste pas à la rejeter, mais à lui redonner une place équilibrée dans nos vies. Cela commence par un simple geste : poser notre téléphone de temps en temps, pour regarder vraiment ceux qui sont là.

Peu à peu, nous pouvons cultiver des moments de présence, où l’attention n’est pas fragmentée. Que ce soit pendant une marche, un repas, ou même dans un moment d’attente, il est possible de se reconnecter à ce qui nous entoure. Prendre un instant pour observer une lumière particulière, remarquer les détails d’un paysage, écouter les sons qui nous environnent – ces moments, pourtant si simples, sont des occasions de nous ancrer dans le réel.

Cela peut aussi être un retour au tactile, au sens du corps. Lire un livre papier plutôt que sur un écran, écrire à la main au lieu de taper, se concentrer sur une tâche manuelle comme la cuisine ou le bricolage… Ces gestes, en apparence anodins, nous reconnectent à notre environnement et à nos sensations physiques, nous ancrant davantage dans le moment présent.

Un esprit qui reprend le contrôle : des choix conscients

Bien sûr, il n’est pas facile de changer nos habitudes numériques, mais il n’est pas nécessaire de tout réinventer du jour au lendemain. Parfois, il suffit de petites décisions : prendre son café du matin sans téléphone, marcher quelques minutes sans musique, ou encore ranger son appareil pendant un repas. Ces gestes sont simples, mais ils permettent de se recentrer, de réapprendre à être présent, de reprendre le contrôle sur notre attention.

Les notifications incessantes et le rythme effréné de notre quotidien numérique sont devenus des automatismes. Nous pouvons choisir de rompre avec ces habitudes. Désactiver les notifications inutiles, remplacer quelques minutes de défilement sans fin par quelques instants de silence ou de lecture, ou encore observer notre environnement au lieu de chercher immédiatement une distraction sur l’écran – voilà de petites actions qui peuvent nous offrir plus d’espace pour respirer, penser, et vivre pleinement.

Reprendre la main sur sa vie

Nous ne sommes pas condamnés à être constamment distraits, à laisser notre attention se dissiper dans des milliers de micro-interruptions. Ce contrôle sur notre attention est à portée de main. Nos capacités à nous concentrer, à être présents, sont malléables. Elles demandent juste un peu de discipline, mais surtout de la bienveillance envers soi-même.

Comme l’a dit Jonathan Haidt, « Nous devons repenser notre rapport au numérique, non pas en termes de restrictions imposées, mais en termes de liberté retrouvée. » Cette liberté commence par une simple décision : réapprendre à être pleinement là, présent, dans notre propre vie.

Alors, la prochaine fois que vous aurez l’intention de déverrouiller votre téléphone sans raison apparente, peut-être vous demanderez-vous : ai-je vraiment choisi de le faire ? Ou est-ce une habitude qui m’échappe ?

Pour en savoir plus :

 Articles scientifiques

  • Fourquet-Courbet, M.-P. et Courbet, D. (2017). Anxiété, dépression et addiction liées à la communication numérique : quand Internet, smartphone et réseaux sociaux font un malheur. Revue française des sciences de l’information et de la communication, 11. DOI : 10.4000/rfsic.2910007
  • Harris, T. (2019). How Technology is Hijacking Your Mind — and What You Can Do About It. Center for Humane Technology.
  • Ivie EJ, Pettitt A, Moses LJ, Allen NB. A meta-analysis of the association between adolescent social media use and depressive symptoms. J Affect Disord. 2020 Oct 1;275:165-174. doi: 10.1016/j.jad.2020.06.014. Epub 2020 Jun 24. PMID: 32734903.
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Livres

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Haidt Jonathan Génération anxieuse Les Arènes (2025)

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Newport, C. (2020). Deep Work: Retrouver la concentration dans un monde de distractions. Traduction française : Éditions First.

Skinner, B. F. (1957). La science et le comportement humain. Paris : Éditions du Seuil.

Twenge, J. M. (2017). iGen: Why Today’s Super-Connected Kids Are Growing Up Less Rebellious, More Tolerant, Less Happy—and Completely Unprepared for Adulthood. Atria Books.

Podcast

Ep. 246: Kids and Phones – The Deep Life by Cal Newport https://www.thedeeplife.com/podcasts/episodes/ep-246-kids-and-phones/

Harvard’s Dr. Ellen Langer On The Mind-Body Connection, The Power of Mindfulness, & Why Age Is Nothing But a Mindset – Rich Roll https://www.richroll.com/podcast/ellen-langer-813/

Jonathan Haidt: Great Rewiring, TikTok and Teen Mental Health, Identitarianism, Social Media as a Tool for Foreign Influence, Woke AI | The Joe Rogan Experience (#2121) https://youtu.be/jOC-RyoBcbQ?si=nDcux_5TMvgFWExd

Dr. Cal Newport: How to Enhance Focus and Improve Productivity https://www.hubermanlab.com/episode/dr-cal-newport-how-to-enhance-focus-and-improve-productivity

Dr. Jonathan Haidt: How Smartphones & Social Media Impact Mental Health & the Realistic Solutions – Huberman Lab: https://www.hubermanlab.com/episode/dr-jonathan-haidt-how-smartphones-social-media-impact-mental-health-the-realistic-solutions

Dr. Ellen Langer: Using Your Mind to Control Your Physical Health & Longevity https://www.hubermanlab.com/episode/dr-ellen-langer-using-your-mind-to-control-your-physical-health-longevity

Retrouvez ici tous les articles de la série « Pour Franchir La Grille »